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Adèle Chartier
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26 août 2014

Extrait d'Une nuit : André

andré

          Il aimait cela, que ça roule. Son taxi glissait sur l’asphalte de la ville, sans un bruit, sans un souffle. Pas un ronronnement, pas un crissement de pneu, pas une pétarade, rien que le mouvement fluide du véhicule G7, rien qu’une petite voix en sourdine dans l’habitacle, France Info, pour dire de ne pas être seul.
          Il n’avait pas de client. Plus de cadres éreintés, hurlant dans leurs téléphones à leurs épouses qu’ils n’y sont pour rien si la réunion s’est éternisée ; pas encore de jeunes femmes ivres, au maquillage étalé sur le visage blême, aux cheveux longs défaits, rentrant chez elles. Il était seul. Il remontait vers les grands magasins. Le Bon Marché, les Galeries Lafayette. Il n’y avait pas grand monde dans les rues. Les vitrines étaient éclairées par des spots faiblards et donnaient aux lieux un aspect magique, presque féérique. Derrière les vitrines, au-delà des rideaux de fer, des merveilles, des foulards Hermès, des rouges à lèvres Guerlain, du parfum Chanel, des stylos Mont-Blanc, des cahiers hors de prix, des peignoirs en éponge moelleuse, des draps frais, du matériel de jardinerie qu’on n’oserait planter dans la terre,… Des trésors consuméristes, des babioles qu’il n’avait jamais osé toucher.
          Il était déjà entré dans ces temples, avec son épouse, alors qu’ils venaient de s’installer en banlieue. Il avait vu ses yeux humides, humides de savoir qu’elle ne pourrait jamais rien avoir ici, jamais… Il avait détourné le regard, déjà…

          Un groupe de jeunes, mobiles, flexibles, comme des figurines de latex. Vêtements amples, usés, des clochards à première vue, des bobos en les observant mieux. De jeunes gens, étudiants, peut-être, pleins de vie, hurlant dans la nuit, riant aux étoiles, et toute cette jeunesse dégoulinant dans la rue. Il sourit en les regardant se pousser, se bousculer gentiment, et là, ce jeune homme qui saisit la tête de sa compagne de droite, qui lui roula une pelle, elle se dégage, elle rit, elle recommence, et voilà la vie.
          L’amour, la passion, l’insouciance. Comment peut-on mettre autant de légèreté dans ce sentiment si fort ? Il faut être jeune, riche, ne pas avoir de soucis, peut-être. Son dos lui fit mal. Trente ans de taxi venaient de se manifester sous la forme d’une douleur lombaire. Il se massa vainement, raidit le dos, l’étira en hauteur, puis reprit sa route. 
          Sur les boulevards, les véhicules coulaient comme le plasma dans des artères cardiaques, le flux était fluide, les feux arrières, rouge sang de bœuf, les klaxons, en veilleuse. Petit bruit de la nuit, musique parisienne, pas un bruit mécanique à cette heure, c’était de la grande musique, un menuet. C’était son espace-temps préféré, Paris en nocturne, sans voitures, sans emmerdes, sans un son.
          Pas encore de client, la ville était à lui, les immeubles haussmanniens, les lampadaires, les bouches de métro, et là, les putes sénégalaises, chinoises, les filles de l’est interminables et interchangeables, pauvre monde, là les dealers, là les clochards, c’est aussi ça la ville, cette ville attire les papillons, tous les papillons, les papillons bariolés qui s’y font une place, et les autres, les mites qui se cognent aux lumières, qui se brûlent, qui carbonisent, dans l’indifférence générale.
          Lui, était-il une mite ? Pas vraiment. Mais il n’était pas non plus un papillon rare. Lui était plutôt un bombyx, ou un de ces papillons que l’on voit tant en été à la campagne, aux ailes fauve, sombres.
          Mais il fallait se ressaisir. Il fallait scruter le chaland qui hélait, le bras qui se lève, indécis, un peu soul.

 

Retrouvez André, le chauffeur de taxi, dans Une nuit sur Bibliocratie.

Une nuit

166 pages
110 x 155
13 euros

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Adèle Chartier
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