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Adèle Chartier
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27 novembre 2014

L'errante

Je n’ai pas voulu ça, être enceinte, mais ça m’est tombé dessus sans crier gare, par un beau matin d’hiver, avec de la buée sur la vitre des toilettes et du givre sur les toits, avec un ciel bas et pur et le vol des étourneaux, en masse compacte et sensuelle, de haut en bas et de bas en hauts, avec des piquets et des loopings, et c’est cette image qu’il me reste de ce matin-là, ces piafs noirs sur le ciel blanc, et puis le blanc de la cuvette quand j’ai vomi dedans.

J’ai su que j’étais enceinte, c’était le troisième matin où je n’avais pas toléré le café noir, où mon estomac s’était rebellé, et j’ai bien senti le regard de maman sur moi, ce regard farouche, ces yeux qui disent « toi ma fille, tu me caches quelque chose », ce regard qui savait que ce n’était pas la gastro que je couvais, mais bien autre chose, mais bien pire.

J’avais encore les mains agrippées au rebord de la cuvette, j’avais encore la bouche ouverte en « oh » estomaqué, lorsque j’ai décidé d’aller chez le docteur Cornette seule, lorsque j’ai décidé qu’il fallait que je sache si ce qui me laminait depuis trois jours était vrai, si ce que j’avais fait dans mes draps froissés par un après-midi pluvieux avec un certain type de ma connaissance m’avait bien foutu dans cette merde atroce. Dans la cuisine, maman faisait la vaisselle en écoutant Giscard.

Je ne savais pas quoi faire encore, je ne savais pas comment annoncer ça à mes parents. Je n’étais qu’une gamine de vingt ans, moi, j’avais été élevée dans la morale et la foi par des parents aimants et justes, sévères mais bons, et je sentais bien que j’aurais déçu tout le monde avec mon gros ventre. Alors, j’ai passé un manteau sur ma salopette en jean et je suis sortie dans ce matin froid, les mains dans les poches, le nez dans mon écharpe de laine couleur brique, et les étourneaux valsant toujours au-dessus de ma tête.

Mes pas crissaient sur le gravier du chemin qui mène à notre ferme. Il n’y avait personne sur la route, pas une voiture ou un vélo, pas même de paysan dans son champs, rien que moi, moi et mon foutu ventre que je haïssais. Car je le haïssais ce traitre, cette ordure, peut-être plus que Gérard lui-même, qui au fond n’en pouvait pas plus que moi. Non, c’était mon corps qui m’avait lâchement abandonnée, qui avait pris un chemin qui n’était pas le bon, qui avait décidé pour moi et contre moi.

Une forme est arrivée au loin, une forme qui tanguait et qui zigzaguait dans les ornières laissées par la Citroën de papa. La forme s’est approchée et alors j’ai vu que c’était Gérard sur son vélo, Gérard qui me faisait signe et qui riait. Il s’est rangé à côté de moi et a essayé de m’embrasser, mais je l’ai repoussé. « Laisse-moi… Laisse-moi, que je te dis ». Il a réessayé mais je me suis débattue. « Fous-moi la paix, j’ai autre chose à faire ! ». Et j’ai poursuivi mon chemin, en plantant là Gérard qui me regardait sans comprendre, sans même m’appeler.

Je suis entrée dans le village et j’ai eu peur. Peur des gens, peur qu’ils ne comprennent ce qu’il m’arrivait. J’ai baissé la tête en ayant un air encore plus coupable et je suis entrée chez le docteur Cornette. Il y avait déjà des gens dans la salle d’attente, des gens qui levèrent leur face blême à mon entrée. Deux vieilles et une jeune mère avec son petit. L’une des deux vieilles tenait dans sa main fripée un chapelet et la mère berçait son enfant avec douceur. C’est de ça aussi que je me rappelle, la vieille et la mère, Jésus et l’enfant. Je me suis assise en m’excusant et j’ai attendu mon tour, la nuque pliée en deux pour qu’on m’oublie.

Le temps ne passait pas. Les deux vieilles et la mère restaient à leur place. J’étais ankylosée, j’étouffais, je m’asphyxiais dans l’atmosphère viciée du cabinet, cette atmosphère de maladie et de médicaments, chauffée à blanc et humide. Puis soudain la porte du cabinet s’est ouverte et un homme en est sorti. La vieille au chapelet s’est levée et y est entrée. Alors, ça a été plus vite ; ce fut rapidement au tour de la jeune mère, puis celui de l’autre vieille.

Et alors j’ai eu peur. Au lieu de me réjouir j’ai eu peur. Je savais que ce serait bientôt mon tour, qu’il faudrait bientôt parler, dire la chose au docteur Cornette, celui qui soignait maman et papa à la maison et qui serait bien étonné de me voir là, avec ma mine défaite.

La porte s’est ouverte une dernière fois. La vieille est sortie et m’a glissé un sourire. J’étais tétanisée sur ma chaise, je ne pouvais plus bouger. Je pouvais encore partir, il fallait que je m’en aille, personne ne m’avait forcée à venir ici. Mais la face ronde du docteur Cornette est apparue et il m’a lancé un « ah, toi, ici ? Comment vont tes parents ? ». Muette, j’ai trouvé la force de me lever et j’ai avancé vers lui en lui tendant ma main glacée.

Je suis entrée dans son cabinet et je me suis assise sur la chaise encore chaude des trois femmes qui m’avaient précédée. Je n’ai rien dit, je l’ai écouté me parler de mes parents, ces bien braves gens qu’il aimait beaucoup. Puis il m’a enfin demandé cette question redoutée « alors, qu’est-ce qui t’amène ? »

Alors je lui ai dit, les nausées, les vomissements, la douleur aux seins, les règles qui ne venaient pas, et j’ai eu bien du mal à lui en parler de tout ça, à lui qui m’avait mise au monde, j’ai continué, avec Gérard et le lit en plein après-midi, et j’ai vu son visage s’allonger, ses mâchoires se décrocher lentement, son regard se vider, mais je lui ai tout dis, j’étais lancée, et à la fin, j’ai pleuré.

Il m’a fait pisser dans un bocal. « Il faut faire un test », il m’a dit. Il m’a expliqué le coup des grenouilles, qui ponderaient ou pas, les résultats qui viendraient bien assez tôt, puis il m’a lâché « tes parents sont au courant ? »

Non. Peut-être. J’espère que non.

Il m’a regardée profondément, et il a soupiré. Je n’ai rien dit, lui non plus. Il a passé son visage dans ses mains et il m’a regardé encore plus intensément.

Et alors j’ai senti la colère monter. Il avait l’air plus embarrassé que moi. Mais c’était bien moi qui était à plaindre, c’était bien moi qui était dans la merde ! Je me suis levée et je l’ai regardé une dernière fois, puis je suis sortie et je suis rentrée chez moi. Il faisait toujours aussi froid mais j’avais les joues en feu, et à mi-chemin, j’ai tapé mon ventre, j’ai frappé, j’ai tambouriné et je me suis agenouillée, prise d’une nouvelle crise de larmes. Je m’en foutais qu’on me trouve là, d’ailleurs je pouvais bien me foutre en l’air, si c’était ma dernière chance d’y échapper.

Je me suis finalement levée sans que personne ne me voit là et je suis rentrée chez moi. Maman était dans la cuisine et faisait chauffer du café sur le gaz. Madame Mallot, la voisine, était attablée, avec son foulard encore sur la tête. Elles me regardèrent passer, et j’entendis maman marmonner un truc, comme quoi j’étais bizarre en ce moment, et madame Mallot confirma que les jeunes gens étaient bien instables à un moment où à un autre, que c’était l’époque qui voulait ça, et que depuis mai 1968 tout partait à vau-l’eau.

J’ai fermé la porte de ma chambre et je me suis assise sur mon lit, les coudes sur les genoux, supportant ma lourde tête. Les ressorts ont crissé et je me suis enfoncée dans les draps. Je me sentais étouffer entre les quatre murs tendus de papier peint aux globes orange vif sur rose indien. Les ronds grandissaient et il me semblait entendre les voix de maman et de madame Mallot monter, amplifier et m’entrer de force dans la tête.

Je dois attendre, attendre les résultats, attendre de retourner chez le docteur Cornette, attendre son sermon, ce matin il était trop atterré pour le faire. Je dois attendre, mais attendre quoi ? Je me perds dans les bulles orangées, dans ce rose oppressant, je me noie, j’étouffe, je m’agrippe aux draps, je regard mon ventre, les murs, la fenêtre, et mon regard tombe soudain sur un cintre, et il s’arrête dessus.

Je me lève lentement, je prends le cintre, le métal et froid et la fine tige me rentre dans la paume, plie ma peau. Il est fin, et se tord facilement. J’hésite. Maman parle en bas avec madame Mallot. Leur murmure est presque réconfortant. Je déboutonne ma salopette et la fait glisser sur mes jambes. Je suis en pull et culotte, et je ne sais pas ce que je fais comme ça. Je retourne sur mon lit, le cintre entre les mains, je le tords, je le lisse et fais chauffer le fer entre mes doigts. Presque nue, je frissonne, mes poils se hérissent à la surface de ma peau blanche. Je soulève mon pull et je vois mes veines courir sur mon ventre. Je me relève et enlève ma culotte, je la fais glisser, en boule, sur la moquette, et je m’accroupis. Je prends le cintre et je ferme les yeux. Je le glisse, doucement, jusqu’à sentir une résistance. Mon visage se crispe, je serre les dents, mais je tiens bon, et j’enfonce.

Je sens une déchirure, puis une douleur lancinante, je crie, je hurle, et j’enlève le cintre qui dégouline de sang, une goutte tombe de mon corps, puis deux, puis un mince flet, et je tombe à la renverse, j’hurle en entendant maman et madame Mallot monter l’escalier.   

Des voix. Maman. Papa. Le docteur Cornette. Puis des voix encore. Des voix inconnues qui me soulèvent et me portent. Des voix tendues, des voix crispées. Et des murmures.

Je suis dehors, je sens le froid. Mon corps gelé tremble et pourtant, je sens quelque chose de chaud entre mes cuisses, quelque chose de chaud et de gluant. On me glisse dans l’ambulance qui repart rapidement et laisse derrière elle mes parents et leur ferme. Je sens les cahots de la route sous les roues. L’infirmière regarde droit devant elle et semble m’ignorer. Je pouvais bien me foutre en l’air. C’est ce que j’ai fait.

 

Chaque année selon l’OMS, 47 000 femmes meurent des suites d’un avortement clandestin ou pratiqué chez elles dans des conditions insalubres.

 

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Commentaires
J
Beau texte, bien dans l'air du temps par rapport à un événement que l'on a rappelé récemment dans l'actualité avec la Loi Veil... J'aime ta plume, forte et douce en même temps. Tu sais retranscrire les émotions vécues par tes personnages avec excellence.
Adèle Chartier
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