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Adèle Chartier
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27 septembre 2013

Chapitre 1

          Je dépose ma cigarette dans le gros cendrier en verre taillé. De loin, sans lunettes, on dirait du cristal. La lumière se reflète dans cette chose qui semble précieuse et fragile, alors qu’en réalité, il est déjà tombé dix fois. Le cendrier est mon exact contraire. Moi, j’ai l’air solide, fort, vigoureux ; je ne suis qu’un homme fragile. L’éclat de l’objet translucide est la seule lumière de la pièce. D’où vient cette lumière, je n’en sais rien. Tout est sombre. Je n’ai pas allumé la lampe. J’ai voulu baigner dans cette pénombre humide et tenace comme une brume d’automne. « Lugubre ! » m’a lancé La Mère en passant. Que puis-je être d’autre ? La Mère en a de bonnes, tiens. Dehors, le ciel est bas, comme un dimanche de novembre.
         Je gratte du pouce la nappe en coton, ouvragée par La Mère, autrefois, quand elle était jeune encore. Il y a une tache de graisse, des miettes de pain. Mes yeux lorgnent sur le journal. Mais je ne le lirai pas. Je m’en fous. Le monde peut bien s’écrouler. Je m’en fous.
         Je viens d’entendre un bruit, ce bruit-ci, et je dois m’y préparer.

                                                            *
 
         C’est lui, c’est le bruit bien distinct de ses pas sur les pavés. Je l’ai reconnu, son pas tanguant et incertain. Je l’ai reconnu, son pas martelé par ses talons. Je l’ai reconnu, son pas, sa danse des rues.
          Le parapluie balancé sur le pas de la porte.
          Le souffle court, saccadé.
          La petite toux après une course.
         Un bruit en appelle d’autres. Ils ne forment qu’un magma en réalité, une entité qui m’a fait abandonner ma cigarette dans le cendrier. Ce gros cendrier de verre taillé, en face de moi, bien en face, et bien plein des vestiges de mon attente. Comment diable ai-je su que c’est aujourd’hui qu’elle me reviendrait ? Comment ai-je pu la sentir se rapprocher de moi ? Elle ne m’a pas prévenu. Cela fait deux mois que je ne l’ai pas vue, pas entendue. Cela fait deux mois que je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Une loque, un misérable, une misérable loque. Je fais rouler ma cigarette sur le bord du cendrier, son tombeau. Ma cigarette brune qui continue de se consumer lentement, sans moi. Petit point rouge, puis orangé, et enfin gris, gris comme le ciel de la ville. Cette ville triste qui a vu mes deux chutes successives, cette ville où je l’ai perdue, elle, mon amour. Ma cigarette me rappelle ça. Ma cigarette est une sale traitresse.
    
          C’est un bruit qui n’en est pas un. C’est un frémissement. C’est le tonnerre. C’est un événement.
 
          Début mai : la pluie fine, parfumée, que j’imagine ruisselant sur celle qui n’a pas su ouvrir son parapluie. J’avais promis de le réparer. Elle est partie avant que je n’aie pu le faire. L’odeur de la pluie sur ses cheveux. Cette odeur de terre, de fer, de métal, de mousse fraiche sur ses cheveux luisants, sûrement défaits. Non, il ne faut pas que je l’imagine ruisselante et pourtant fière. Il ne faut pas que je l’imagine, tout court. Mais elle est bien là, revenue, face à moi. C’est merveilleux, c’est impensable, c’est impossible. Et pourtant si, c’est elle, c’est elle qui m’a tué, c’est elle qui me fait revivre.
    
         La fumée emplit la pièce. Comme depuis deux mois qu’elle est partie ; je fume non pas cigarette sur cigarette, mais paquet sur paquet. J’ai l’habitude de cet environnement enfumé, de cette lourdeur de l’air, de cette odeur étouffante - mais pas elle. Elle est incommodée par ma clope, et elle tousse. C’est le moment que j’attendais pour relever la tête. Le sait-elle ?
    

                                                           *

       Devant moi, elle se dresse, fière, blanche, trempée. Ses yeux me fixent. Je suis troublé. Je le suis toujours. Je lève mon regard vers cette apparition dégoulinante, d’un air nonchalant, comme si je ne l’avais pas entendue courir depuis le bas de la rue ; comme si je m’en foutais ; comme si elle n’intervenait pas dans mes pensées.
       Mais elle intervient dans mes pensées ; depuis deux mois, je ne pense qu’à elle, à lui aussi, et j’aimerais les étrangler de mes mains tous les deux. Lui surtout.
       Mais je ne m’en fous pas ; mon cœur s’emballe, de colère et de joie à la revoir. Mes yeux ont versé des torrents de larmes amères et salées. J’ai encore leur goût âcre dans la bouche.
        Mais je l’ai entendue ; depuis qu’elle a passé le porche en pierre, ses talons martèlent le pavé qui me chante aux oreilles. Tel un chien entendant son maître, j’ai levé la tête, avec dans le regard cette étincelle qui ravive les âmes. Mais le chien, c’est elle ; c’est elle qui nous revient, elle qui est allée traîner on ne sait où. C’est elle l’errante, la disparue. Je n’avais jamais compris à quel point je dépendais d’elle - moi, l’homme. Désormais, je le sens, plus que je ne le sais. Si les copains savaient cela, ils se foutraient bien de ma poire.
       Les copains sont au courant, bien sûr. Qui ne l’est pas ? Ils ont été mis au parfum. Pas par moi - je suis trop secret. Mais La Mère l’a dit à qui voulait l’entendre au marché, et les gars ont fini par l’apprendre, de leur femme - ces commères. Ma Charlotte n’est pas comme elles ; même si j’ai eu bien des fois ces « Tu ne sais pas, Émile, que… », elle ne le disait pas avec la joie de savoir quelqu’un sombrer : elle avait de la peine pour la personne dont elle me parlait. Charlotte, comme le gâteau : Charlotte était douce, calme, souriante. Comment a-t-elle pu me faire autant de mal ?
        Plein de haine envers mon Cœur, ils m’ont bien dit ce qu’il fallait faire, quand elle reviendra - car elle reviendra ! M’avaient-ils juré, presque menaçants. Qu’elle revienne, qu’elle me revienne, je l’ai longtemps espéré. Je n’y avais pas cru. La battre, la jeter à la rue ; m’en croyaient-ils capable ? Sûrement. La révélation a été terrible : mes copains, mes frères ne me connaissent pas. Mes mains inondées de larmes sont incapables de la frapper. Mais, pire, c’est mon cœur qui s’y refuse.
       Le tic-tac de l’horloge m’ennuie au superlatif. Seul, j’ai entendu ce bruit horrible, dans un silence de mort, en comptant les secondes qui s’égrainaient depuis son départ. La Charlotte semble perturbée, elle-aussi, par ce bruit idiot. La pénombre de la pièce amplifie mon malaise. Cette pièce, cette salle à manger obscure, ce tapis sans âge râpé, ces chaises de bois sombre, ces voilages qui cachent la fenêtre, et, dans le coin, ces fauteuils qui semblent moelleux mais n’en sont rien ; tout, tout me fait horreur ici, et je crois que c’est tout cela qui l’a faite partir. Je crois bien que je serais capable de foutre le feu à cette baraque.
       J’ai tellement pleuré sur moi qu’il faut bien que je me dise que je ne suis plus le seul responsable de ces malheurs, cette glue poisseuse dans laquelle je me débats depuis si longtemps. J’ai eu mal, j’ai souffert de tout ça. J’ai pleuré, souvent, toutes les nuits. À chaque seconde, j’ai pensé à elle. Je ne devais pas, c’était idiot, ça retournait le couteau dans la plaie.
       Si j’étais un stratège, ce que je ne suis pas, je dirais qu’en plus, une baffe ne lui ferait rien. Elle est trop fière pour cela : elle repartirait aussi sec. Pour qu’elle comprenne ma souffrance, il faut qu’elle souffre, à son tour. Peut-être qu’en feignant de ne pas être heureux de la voir, en sera-t-elle ébranlée ? Mes trippes me suggèrent cette dernière stratégie, et ce dernier espoir. Mais je ne supporterais pas qu’elle s’en foute.
       Ma mère a prié pour moi. Elle est allée à l’église, plus qu’à l’ordinaire. Elle a parlé au curé, ce qui revient à parler au bon Dieu, dit-elle. Moi pas. Je n’ai pas besoin du Père Eternel mais de ma Charlotte. La Mère n’a pas pleuré, elle a joint les mains et a continué à préparer sa soupe, en signe de protestation face à mon impiété. Se soucie-t-on de sa foi, quand son seul amour a mis le large avec un autre ? Ma mère croit que oui. Je suis persuadé du contraire.
        Si elle repart, si elle se fiche de ma douleur, si elle ne ressent rien, j’irai me jeter à l’eau. Les bateliers sont des hommes comme les autres ; avec une pierre aux pieds, ils coulent aussi.


                                                           *

         Elle me fixe de ses yeux bleu gris, couleur de ciel flamand, la bouche pincée, la poitrine soulevée par sa respiration. Je vois bien qu’elle essaie de contrôler ses mouvements respiratoires. J’essaie de faire la même chose. Mais si mon rythme cardiaque s’est accéléré, ça n’est pas pour les mêmes raisons, même si je rêve du contraire.
        Comment peut-elle revenir après ce qu’elle m’a fait ? Comment peut-elle se tenir chez moi, comme ça, dans mon salon ? Pourquoi se présente-t-elle comme une voleuse, comme si elle s’était enfuie ? Il l’a virée, c’est pour ça qu’elle est revenue chez son mari ? Ne suis-je que le second choix ? La colère s’empare de moi. Moi j’ai souffert de te voir partir. Moi, j’ai eu mal de te savoir avec lui. Moi, j’ai été ridicule d’être cocu. Moi, j’ai pleuré de ton absence. Et toi, toi, tu reviens, comme si de rien n’était, comme si c’était normal, comme si tu ne m’avais rien fait ?
        L’eau dégouline de son torse, je peux voir sa chemise trempée entre les pans de son paletot beige. Elle est belle, elle est telle que je l’ai vue dix ans plus tôt, telle qu’elle était quand je suis tombé amoureux d’elle, telle qu’elle était lorsque je me suis damné pour l’éternité. Telle quelle, l’eau en moins. Son chignon est défait, ses cheveux dégoulinent, mais c’est elle, c’est bien elle qui m’a enflammé. Son visage carré et ferme malgré les circonstances qui jouent en sa défaveur. C’est terrible.
        Je me contente de la regarder, comme si elle était partie une heure plus tôt pour aller au marché. Je me contente de lever le nez vers elle, en retenant les battements de mon cœur - ce sale traître. Comment pourrais-je cacher qu’elle est la plus belle sur terre, qu’elle n’est pas seulement un vague souvenir vieux d’une décennie, mais qu’elle est une apparition, mon amour, mon cœur, ma vie, ma joie, mes souffrances aussi ? Je ne lui parlerai pas. Je ne commencerai pas. Je n’ai jamais parlé en premier. Mon mutisme la fera peut-être réagir ? C’est-ce que j’espère.
         Elle est là, finalement si frêle, si fragile. Si petite, au fond, que je dois la protéger. Je ne peux pas la virer, sur un coup de tête ; au moins, parlons. Elle me fait un peu de peine : la voir debout, trempée, essoufflée, les yeux rougis - a-t-elle pleuré ? La prendre, la prendre dans mes bras, j’en ai envie ; je ne peux pas, pas maintenant, pas comme ça.  
      Mais toi, dis-moi, dis-moi encore ces mots qui me font frémir et dont toi seule as le secret. Je veux écouter ta voix orgueilleuse prononcer ces mots d’amour que tu ne te pensais pas capable de dire, de me dire, à moi. Ordonne-moi quelque chose, de t’aimer, de te pardonner, de te quitter, n’importe quoi. Je le ferai. Fais quelque chose que je ne veux faire.
        Je me dis que je me tais pour t’écouter. Mais la raison pour laquelle je me tais, c’est parce que j’ai peur de t’avouer mon amour, d’être faible, une fois de plus. Il ne faut pas te tendre de perche. Ce n’est pas moi qui t’ai quittée. Ce n’est pas moi qui suis parti. Ce n’est pas moi qui suis revenu. Une lutte s’installe entre nous. Celui qui ouvrira la bouche en premier aura perdu.

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Adèle Chartier
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